La recherche en neurosciences, en sciences cognitives ou en économie comportementale démontre que les facultés de jugement comportent de nombreuses failles : les biais cognitifs et la volatilité décisionnelle dont l’ampleur est largement sous-estimée. Le fonctionnement cérébral, échappant largement à la conscience, est peu maîtrisable. Guère de solutions existent pour développer les capacités décisionnelles d’un point de vue cognitif. Il s’agit surtout de prévenir ou limiter l’impact de ces failles.
Cette enquête de terrain le met en évidence : pour les managers, les difficultés organisationnelles liées à la prise de décision priment sur les composantes individuelles. Elles relèvent surtout de la culture d’entreprise, de la complexité des décisions et des interactions dans le processus décisionnel. De plus, une décision se caractérise davantage par le résultat de sa mise en œuvre que par le choix à un instant donné. Améliorer la prise de décision managériale ne se réduit pas à l’individu seul : elle passe par des dimensions collectives et dynamiques.
Le cerveau en maître d’orchestre
Face à la décision, le cerveau fonctionne par associations intuitives. Il extrapole pour donner du sens à ce qu’il perçoit et tire des conclusions hâtives. La fonction cognitive analyse la situation selon les éléments issus de l’environnement, les automatismes subconscients et les données affectives résultant d’expériences antérieures. Considérant plusieurs options développées simultanément, elle choisit l’action jugée optimale. De quelle manière? En lui attribuant une valeur en fonction de l’anticipation d’une récompense, d’une punition ou encore des efforts requis. Enfin, c’est le système moteur qui planifie l’action découlant de la décision, la traduisant en comportement concret.
Zoom sur les faiblesses du jugement humain
Par économie, le cerveau fonctionne en mode automatique : il emprunte des raccourcis pour gérer la multitude de situations et de décisions auxquelles il est confronté. Ces voies plus courtes échappent à la conscience et entraînent des erreurs de jugement. On parle de biais lorsque l’erreur est systématique.
Nous estimons prendre des décisions éclairées, basées sur des faits, alors que le tableau est en réalité incomplet et subjectif. L’être humain baigne dans une illusion de rationalité. Par chance, ce fonctionnement, bien qu’imparfait, suffit pour les décisions simples de la vie quotidienne.
Seule une situation inattendue ou un effort cognitif activent un mode davantage rationnel et une réflexion approfondie. Lente, coûteuse en énergie et dépassée face à la complexité, cette exploration cognitive demeure imparfaite car une partie des raccourcis inconscients subsistent. Malgré toute notre bonne volonté, nous devons admettre que la rationalité humaine a ses limites.
Parfois, nous préférons nous fier à notre intuition plutôt qu’à notre raisonnement. Les recherches ont pourtant démontré que l’intuition dite experte n’est fiable que lorsqu’elle repose sur un socle d’expériences. Sur la base de ces connaissances, l’être humain peut identifier des schémas répétitifs dans une situation donnée pour prendre une décision adéquate. Or, ces patterns sont peu fréquents en contexte managérial.
Le piège du biais de confirmation
Confrontés à une décision, nous cherchons et accordons plus de poids aux informations qui confirment notre croyance initiale qu’aux éléments qui la contredisent. Pire, ceux-ci sont parfois filtrés avant même de parvenir à notre conscience. Le storytelling est directement lié au biais de confirmation. Par besoin de donner du sens à des éléments épars, l’esprit crée une histoire cohérente, séduisante, qui n’est souvent pourtant pas la seule plausible. Et c’est cette histoire, plutôt que les faits, qui influence la décision.
Il ne s’agit que d’un exemple parmi la centaine de biais répertoriés : biais d’expérience, biais d’ancrage, aversion à la perte, optimisme excessif, etc.
Comment limiter l’impact de nos failles et gagner en efficience?
Mettre en place des facteurs d’hygiène décisionnelle – pour reprendre la formulation proposée par Daniel Kahnemann dans le récent livre Noise – limite l’impact de nos biais et de la volatilité, tant au niveau de la sélection des informations, de leur traitement que de la décision à proprement parler. En matière de développement personnel, il s’avère judicieux d’entraîner sa pensée critique dans un monde saturé par les informations. De plus, par une meilleure connaissance de soi – valeurs, personnalité, estime de soi, gestion des émotions – l’individu détecte les situations de vulnérabilité, favorise sa prise de recul et génère un plus grand nombre d’alternatives. Enfin, appliquer de bonnes pratiques favorise un jugement plus sûr : se forcer à analyser une situation sous différents angles pour court-circuiter les jugements hâtifs, clarifier en amont les critères de décisions avant même d’explorer les différentes options ou encore confronter ses idées avec un tiers pour surmonter ses propres biais.
Les freins décisionnels, tels que la peur de passer à l’acte, la paralysie face à l’incertitude ou encore la crainte de s’engager, sont d’autres fléaux nuisant à l’efficience. L’individu doit prendre conscience de ses blocages pour parvenir ensuite à les surmonter. Enfin, apprendre à jongler entre intuition et rationalité, pour tirer le meilleur parti de chacune des approches, permet de gagner en efficience. Par exemple, recourir à l’intuition se révèle pertinent lors du choix final d’une décision complexe – mais seulement après avoir analysé rationnellement les différentes options.
Quatre facteurs au service de l’efficience décisionnelle dans les organisations
Une cohérence entre valeurs & objectifs énoncés et actions prises à tout niveau de la société, tout comme une organisation claire dans laquelle chacun connaît sa latitude décisionnelle : tels sont les fondements d’une solide base décisionnelle. Deuxièmement, l’entreprise doit veiller à instaurer un environnement de sécurité psychologique où chaque collaborateur se sent libre de s’exprimer. En outre, des feedbacks réguliers et ouverts favorisent la transparence et rendent disponibles les informations de qualité. C’est sur cette base que l’intelligence collective peut se déployer. Enrichissant les perspectives, cette mise en commun des compétences et des énergies du groupe offre une solution intéressante pour limiter les biais individuels. Elle exige néanmoins de mobiliser habilement les compétences individuelles, tout en limitant les problématiques découlant de l’influence sociale ou des biais collectifs tels que la pensée de groupe. Enfin, puisque la décision optimale semble utopique dans des environnements complexes, la décision peut se concevoir comme un processus itératif plutôt qu’une fin en soi. Pour éviter de consacrer trop de temps à l’analyse et au choix et pas assez à la mise en œuvre. Plutôt que chercher la solution idéale, pourquoi ne pas prendre une décision jugée acceptable, l’implémenter et l’ajuster à mesure que la situation évolue? Cette approche dynamique requiert une culture où l’on admet que l’erreur sert à progresser. Bien entendu, elle ne s’applique pas à n’importe quelle situation, mais permet dans certains cas d’obtenir à terme des solutions concluantes.
Méfiez-vous de la pensée de groupe
Vous pensez avoir tout juste en jouant sur le collectif pour prendre des décisions ? Oui, mais c’est sans compter la pensée de groupe. Le besoin de cohérence au sein d’un groupe prime. Plus ou moins consciemment, par peur du rejet, nous avons tendance à nous rallier au groupe ou à l’avis du leader. Plus il y a de cohésion au sein d’une équipe, plus ce risque est présent. Et pour couronner le tout, nous nous laissons bercer par l’illusion que nous partageons le même avis car celui-ci est le plus valable !
Agir en tant que manager
Le manager a un impact majeur sur la qualité des décisions. Non seulement par celles qu’il prend lui-même, mais aussi par le climat qu’il instaure, la façon dont il développe ses équipes et les processus décisionnels qu’il pilote. Dans un premier temps, le manager doit prendre conscience de son fonctionnement personnel, de ses propres failles et mettre en place des facteurs d’hygiène. Renforçant ainsi son efficience individuelle, il contribue à fluidifier les décisions au sein de l’organisation. Puis, le manager doit veiller au développement des compétences de ses équipes sur le plan de la réflexion critique, de la pensée créative ou encore du feedback. Il obtient de cette manière des informations, des analyses et des options plus pertinentes sur lesquelles baser les décisions. Enfin, en encourageant l’expression des avis de chacun et en se remettant lui-même en question, il instaure un climat de transparence et d’échanges. Il dispose ainsi des informations dont il a besoin, même les plus impopulaires. S’il veut aller plus loin, le manager peut recourir à des outils d’intelligence collective, des techniques d’animation pour mettre en place des processus décisionnels inclusifs et dynamiques.
La décision, une compétence au cœur de nos vies
Il existe de multiples pistes pour améliorer sa capacité de décision. Et quand on y pense cela dépasse largement le cadre professionnel. Ce qui anime toute notre vie, ce sont les décisions. Chaque action est le fruit d’une décision, très souvent inconsciente. Si certaines sont triviales, d’autres ont des conséquences importantes sur le long terme : le choix d’un travail, d’un conjoint, d’un lieu de vie, etc. C’est le cumul de la qualité de nos choix qui influence notre bien-être et notre satisfaction, tant dans nos relations que dans l’atteinte de nos objectifs. Puisque les décisions sont si centrales dans notre vie, il semble primordial de comprendre comment on les prend et comment on peut les améliorer. Ne pas réfléchir à la façon dont nous prenons nos décisions, c’est laisser notre cerveau en pilote automatique. Nous restons à la merci des biais, des jugements hâtifs ou encore des court-circuits émotionnels.
Mieux décider, ça s’apprend
La prise de conscience du fonctionnement cérébral permet déjà un recul et donc une certaine reprise de contrôle. Mais c’est surtout une introspection poussée pour réfléchir à ce que ces découvertes signifient à titre personnel qui fera la différence : Comment je prends mes décisions ? Qu’est-ce qui m’influence et m’induit en erreur ? Que puis-je changer dans mon fonctionnement pour m’améliorer? Accompagnée d’outils pratiques, cette phase réflexive permet de développer des stratégies performantes pour prendre de meilleures décisions. Puis, c’est dans la mise en pratique et la répétition que s’ancre une bonne hygiène décisionnelle, jusqu’à en devenir réflexe.
Ces apprentissages sont d’autant plus cruciaux pour les managers. Car justement leur performance et leur impact résident dans leur efficience décisionnelle. C’est même un incontournable pour passer du statut de manager à celui de leader. Le leader doit avoir une compréhension fine des enjeux stratégiques et pouvoir gérer la complexité des interactions dans le processus décisionnel pour aboutir à des décisions et actions éclairées. Cela exige de comprendre et gérer les mécanismes cérébraux et les dynamiques sociales pour éviter les pièges. Ses propres pièges d’abord et celui des autres et du collectif ensuite. De plus, le développement de cette posture de leader passe immanquablement par l’acquisition d’une aisance décisionnelle pour adapter son approche à la situation. Parfois il s’agit d’accompagner, parfois de trancher habilement. Une montée en compétences sur ces aspects est possible par une formation et un accompagnement adéquats. Mieux décider, ça s’apprend et se travaille. Tout comme la posture de leader s’apprend et se travaille.
Article adapté d'une première publication dans HR Today du 17/03/22.